Et si on parlait de ma récente carrière d’illustrateur ludique ?
Un illustrateur ludique, qu’est-ce que c’est ? C’est ainsi que se désignent les artistes qui illustrent des jeux de société pardi !
Dans un jeu de société, les illustrations servent l’expérience de jeu. D’une part elles aident le joueur à s’immerger dans une ambiance, un univers. D’autre part leur rôle est d’optimiser l’ergonomie du jeu : mieux comprendre les règles, identifier facilement des éléments de jeu et se repérer rapidement permettent une meilleure jouabilité.
Mon rôle d’illustrateur ludique est d’accompagner la vision d’un éditeur pour sublimer l’expérience de jeu que vous propose un auteur.
Je me suis récemment rendu compte que l’année prochaine j’entamerai ma 20 année comme illustrateur ! Avec le temps mon style n’a pas radicalement évolué, j’espère m’être toutefois un peu amélioré dans ma technique. J’ai cela dit toujours l’impression de débuter (il faudra qu’on parle du syndrome de l’imposteur un jour). Là où il y a eu pas mal de changement en revanche, c’est sur les projets sur lesquels je travaille. Il y a un univers que j’ai totalement ignoré pendant la majeure parte de ma carrière pour m’y consacrer aujourd’hui de plus en plus : bravo, vous l’avez deviné, il s’agit de l’illustration de jeu de société.
Ma découverte du jeu
Comme n’importe quel gamin lambda né au début des années 80, j’ai occupé quelques longs dimanches avec des jeux tels que l’interminable Monoploy (saviez-vous que c’était à l’origine un jeu anticapitaliste ?), La Bonne Paye ou Les Mystère de Pékin (la pub télé me vendait du rêve, quelle déception quand je me suis rendu compte que ce jeu ne ferait pas de moi un véritable détective !). Il y a avait également des parties d’échec complices avec mon grand-père et une découverte, qui aurait pu faire de moi un futur dictateur sanguinaire va t’en guerre si je n’avais pas choisi la voie des arts graphiques : Risk. Ou plutôt Risiko, car je jouais à la version germanophone, en vacances dans ma famille. Famille non pas allemande mais belge. Car oui, il y a une partie de la Belgique germanophone (78 604 habitants au 1er janvier 2022, ça n’a pas dû radicalement évoluer depuis) et ça, avouez que vous ne le saviez pas ! Fin de la parenthèse culturelle.
Et puis plus rien pendant de longues années.
Quand, au milieu des années 2000, revoilà que le jeu refait timidement son apparition lors des soirées apéro avec Jungle Speed, pour se casser les doigts, et Times Up! C’est à peu près tout pour moi.
Quand soudainement…
Oui, j’ai dit « quand soudainement » pour apporter une petit dose d’excitation à cet article, et alors ?
Donc, je disais quand soudainement, avant que vous ne m’interrompiez grossièrement… quand soudainement je me pris une belle claque en entrant dans le palais des festival de Cannes…
C’était en 2014. Des amis nous avaient parlé du festival des jeux de Cannes qui se déroule à moins d’une heure de route de chez nous, alors ma femme et moi-même nous y rendîmes, par curiosité. On peut dire que ce jour-là, j’ai plongé tête la première dans le grand bain ludique. Des stands à perte de vue, des jeux partout, des passionnés, qu’ils soient professionnel ou simples joueurs. Je découvris une communauté, un état d’esprit et une ambiance. Et puis des jeux, et encore des jeux. Le néophyte que j’étais se contenta de zieuter les gros jeux, se rabattant sur des « jeux d’ambiance » pour s’initier à la chose.
Des amis joueurs aux ludothèques bien fournies achevèrent de me convertir à la secte ludique.
Mon profil de joueur
J’ai tendance à penser qu’un bon jeu c’est avant tout de bons joueurs, capables de créer une chouette atmosphère autour de la table. Mieux vaut un jeu moyen avec de super joueurs que l’inverse. Définir ce qui fait un « bon » joueur est un vaste débat, je vous l’accorde.
Curieux de nature, j’aime des types de jeux très différents, du petit jeu que l’on sort vite fait à ceux dont le livret de règles pèse le poids d’un âne. J’ai une grande admiration pour les jeux dont les règles s’expliquent en 30 secondes, à la mécanique parfaite : Skull & Roses, Codenames, Santorini… J’ai une préférence pour les jeux avec beaucoup d’interactions tel Mafia de Cuba même si j’apprécie aussi parfois de jouer dans mon coin à l’instar d’Azul ou Kingdomino. J’aime quand il y a une pincée de castagne mêlée à d’autres mécaniques (gestion, enchères…) façon Cyclades ou Blood Rage. Je jubile quand on peut se faire des coups d’enfoirés, ruiner la stratégie d’un adversaire comme dans Culte. Mon jeu coup de coeur est sans aucun doute Dead of Winter qui est un jeu coopératif… avec potentiellement la présence d’un traître.
Devenu joueur, à force de regarder des jeu avec du beau matériel, je fini par me dire que moi aussi j’aimerai en illustrer !
Mes premiers pas comme illustrateur ludique
En 2015, je retourne au FIJ, avec cette fois-ci un ipad à la main, contenant mon portfolio d’illustration. Introverti, je me fais violence pour aller présenter mon travail sur le stand de quelques éditeurs dont j’admirai le travail. Surprise : je suis très bien reçu partout, on prends le temps de regarder mon travail, de discuter. Il faut dire qu’à cette époque le salon est moins pris d’assaut que ces dernières années, les choses sont plus faciles.
Quelques mois plus tard je reçois un mail d’Erwan Hascoët, président de la maison d’édition Bombyx, pour savoir si je suis partant pour travailler sur leur prochain projet, un jeu de Matthieu Lanvin et d’un certain Bruno Cathala… chouette !
Mon aventure ludique commence !
Manchots Barjot chez Bombyx sera mon premier jeu illustré.
Pour ce premier projet il y a assez peu de matériel à illustrer : des cartes de jeux avec des personnages barrés et la boite. Je prends le temps de glisser pleins de petits détails discrets dans les décors, je me régale à travailler sur ce projet.
Pour l’anecdote, à sa sortie, j’ai fait une séance de dédicaces… je peux affirmer une chose : dessiner au fond d’une petite boite en métal ça donne quelques sueurs… Illustrateur ludique, démineur, même combat !
La même année Gigamic me propose d’illustrer Karibou Camp de Lionel Borg et Jérémie Caplane… On reste dans un univers d’animaux cartoon.
En 2016 Benoît Forget, qui dirigeait alors Purple Brain avec une gamme de jeux de société destinée aux enfants (et aux grands enfants), me propose de travailler sur Aladin et la Lampe Merveilleuse.
Vient ensuite Sticky Chamelon chez Iello, par Théo Rivière et Cédric Barbé. Avec ce quatrième projet au compteur je me dis « ça y est, maintenant je peux dire que je suis illustrateur de jeux »
Ce qui me plait dans le fait d’illustrer des jeux
Des projets stimulants
Un des gros avantages dans mon métier d’illustrateurs c’est que je ne connais pas la routine. Chaque projet est une nouvelle expérience et souvent un défi créatif.
Dans le jeu de société en particulier je suis amené à travailler sur des thème variés : les zombies, Cthulhu, le western… de quoi faire travailler mon imaginaire ! J’aime découvrir le brief, chercher de la documentation sur le thème que je vais traiter, réfléchir à composer des images qui répondent à la mécanique créée par l’auteur.
Illustrer un jeu implique souvent de travailler sur différents éléments matériels : un plateau, des cartes, une illustration de boite sont souvent au menu mais il peut y avoir plein d’autres éléments : j’adore l’idée de travailler sur plein de petits bouts pour créer un ensemble harmonieux. Et puis si 90% du temps c’est l’illustrateur qui s’exprime, le graphiste qui se cache en moi apprécie de s’occuper de créer la typographie d’un titre ou réaliser des pictogrammes quand cela est nécessaire.
Et puis il y a l’humain : collaborer avec un directeur artistique, voir à la fin le public s’approprier le matériel que j’ai illustré pour passer un bon moment.
Une chouette communauté
Peut-on être joueur / joueuse de jeux de société et être une pourriture finie ? J’imagine que oui mais j’ai tout de même l’impression qu’il y en a moins que dans d’autres communautés (au hasard les masculinistes survivalistes mangeurs de chatons). La convivialité, se poser, partager, savoir perdre, ce sont des choses qui me parlent.
Le cercle des illustrateur.ices ludiques (pas encore disparus)
Illustrateur est un métier solitaire, mis à part pour celles et ceux qui travaillent en atelier collectif. Internet (vous connaissez ?) a permis de briser l’isolement de beaucoup d’artistes qui peuvent s’entraider et échanger facilement. Et puis il y a les évènements comme les festivals, qui permettent de se voir en chair et en os de temps à autre (mais pas trop souvent, on reste des bêtes sauvages). Bref, en devenant illustrateur ludique j’ai eu la chance de rencontrer de belles personnes qui partagent quelques valeurs et aspirations communes. Profitons-en avant que Midjourney et autres intelligences artificielles ne nous remplacent définitivement. J’écris cela sans rire, les IA sont une grande source d’inquiétude chez les illustrateurs et illustratrices ludiques (et pour de nombreux métiers créatifs). Si certains éditeurs comme Bombyx affirment qu’ils n’auront jamais recours à l’IA pour illustrer leurs jeux, d’autres ont déjà franchi le cap et les projets à base d’IA fleurissent sur Kickstarter. Je ferai probablement un article sur le sujet.
Le marché du jeu de société
Le secteur du jeu de société est en pleine expansion. En France, l’ensemble du marché du jeu de société pèse plus de 600 millions d’euros et en 2021 il s’est vendu plus de 30 millions de boîtes dans l’Hexagone (promis, c’est pas moi) ! Bref, le secteur se porte très bien. On assiste toutefois à une phénomène de surproduction, à mon sens, trop de jeux sortent chaque année : environ 1500 en 2022 ! Le côté positif c’est qu’il y a du travail : plus de jeux signifie plus de projets à illustrer. Mais cela signifie également qu’un jeu aura plus de mal à se démarquer, à prendre le temps de rencontrer son succès. Une nouveauté en chasse rapidement une autre. Un auteur aura plus de facilité à être édité mais obtiendra moins de visibilité. Pour le public en revanche c’est l’abondance de choix, il faudrait être vraiment difficile pour ne pas trouver son compte dans l’offre gargantuesque.
La France est un des principaux marchés du jeu de société dans le monde et ses créations s’exportent bien. Grâce à sa tradition des arts visuels, sa forte culture du livre illustré et ses nombreuses écoles d’art, notre pays regorge de talents singuliers pour proposer des jeux avec une véritable identité graphique. De là à parler de French touch ?
Le public est très sensible à la qualité visuelle des jeux. Le premier contact avec un jeu sera souvent visuel, c’est généralement une illustration de boite qui attirera le regard. Aujourd’hui, de magnifiques illustrations peuvent provoquer un acte d’achat, on est loin des boite de jeu plutôt moches des années 80 illustrées d’une photo de famille tout sourire en train de jouer. L’illustrateur ludique a un rôle indispensable.
Malgré la foultitude de jeux qui sortent chaque années, il est rare qu’un illustrateur ludique puisse seulement vivre du jeu de société. Une grande majorité travaille en complément pour d’autres secteurs comme le livre jeunesse ou le jeu vidéo. Il faut souligner que les illustrateurs et illustratrices ne profitent pas toujours du succès, parfois conséquent, de jeux qu’ils ont contribué à sublimer, un comble. De meilleurs pratiques, comme la systématisation d’une rémunération proportionnelle équitable, permettrait aux illustrateurs et illustratrices de jeux de société d’exercer et de vivre de leur métier plus sereinement. Un choix que plusieurs éditeurs font (gloire à eux), sans que cela ne semble plomber leur chiffre d’affaire.
S’engager pour soutenir la création et l’illustration ludique
Le secteur du jeu de société se professionnalise, en particulier pour les auteurs de jeux qui se battent pour la reconnaissance de leur métier, notamment pour une juste reconnaissance fiscale et sociale. Un grand nombre se regroupe aujourd’hui autour de la SAJ, la Société des Auteurs de Jeux.
D’autres association se sont crées pour les autres acteurs du milieu du jeu de société : l’Union des Éditeurs de Jeux de société (UEJ), le Groupement des Boutiques Ludiques (GBL), le Réseau des cafés ludiques (RCL), l’Association des Ludothèques Françaises (ALF) et La Ruche Ludique (pour les festivals).
Devinez qui n’avait pas sa petite association ?
Et oui, bravo, bonne réponse, vous venez de remporter un jacuzzi en pâte à modeler.
La CIL – Charte des Illustrateur·ices Ludiques soutient et aide les illustrateurs et illustratrices du jeu de société.
Je suis heureux de faire partie du conseil collégial de l’association, je vous la présenterai plus en détail dans un prochain article. S’entraider, informer, défendre nos droits sont quelques-uns des objectifs de la CIL.
Pour que ce soit plus rigolo, toutes ces associations se regroupent avec le Groupement Interprofessionnel du Jeu de Société (GIJS). La mission du moment ? La reconnaissance du jeu de société comme objet culturel.
Vers l’infini et au delà
On l’a vu, le secteur du jeu de société se professionnalise, et, parce que j’aime bien tout ramener à moi-même, je dirai que je me professionnalise en tant qu’illustrateur ludique.
Le jeu me permet de passer des moment mémorables autour d’une table avec mes amis, ma famille ou de parfaits inconnus. Il me permet de facilement briser la glace avec ces mêmes inconnus. Avec mes enfants le jeu m’aide à leur apprendre la coopération et la communication, ils apprennent à gérer la frustration, à établir des stratégies. Et ils ont souvent le loisir d’exprimer leur créativité. Surtout, il nous permet de passer des moment privilégiés qui renforcent nos liens.
Le jeu m’offre de franches rigolades, des luttes épiques, me transporte, m’émerveille. Il me fait vivre mille vies dans le passé, dans le futur, ailleurs. Le jeu me rend tout simplement heureux. Laisser les soucis et les responsabilité de côté, retrouver pour un moment une certaine insouciance (tout en se grillant parfois quelques neurones), cela fait du bien.
Et puis dans un monde où il est souvent mal vu pour un adulte de jouer (les mentalités évoluent tout de même), un monde très sérieux et pourtant tellement absurde, jouer me semble un petit acte de rébellion nécessaire.
Après avoir dit tout cela, je dois confesser que je joue finalement assez peu (comparé à de nombreux ludistes), principalement par manque de temps, ayant des activités chronophages. Mais la rareté du moment fait aussi sa saveur.
Ce plaisir que je ressens à jouer et très similaire à celui que j’éprouve à dessiner, penché sur ma tablette graphique. J’ai la chance d’exercer un métier « passion », le dessin est une forme de jeu car il implique une certaine liberté et de la créativité en se lassant allée à la spontanéité et l’improvisation. Pour dire les choses très simplement : quand je dessine, je m’amuse. Parfois très sérieusement !
J’ai toujours travaillé à ce que mon style graphique transmette du plaisir, de la joie, fasse sourire.
C’est une ambition modeste, je ne cherche pas à bouleverser, à interroger, à faire méditer. Rarement en tout cas.
Si le plaisir que j’essaie d’insuffler à mes images se ressent dans l’expérience de jeu alors j’ai rempli ma mission.
J’espère que mon portfolio d’illustrateur ludique aura l’occasion de se remplir de plein de nouveaux beaux projets. En attendant, prochaine sortie en septembre prochain 😉